Les chemins de la transition
27 juin 2016
Les chemins de la transition
Actions alternatives, changement systémique, raisons de vivre et d’agir : trois chemins de la transition nécessaires et complémentaires
Au printemps dernier, le Collectif des associations citoyennes a entrepris une réflexion sur les chemins de la transition. Un séminaire a rassemblé le 19 mars 2016 une cinquantaine de participants, parmi lesquels un certain nombre de représentants de réseaux se situant dans la construction d’alternatives la logique dominante : Alternatiba, Cap ou pas Cap, Villes et territoires en transition, Mouvement des communs, mouvements d’éducation populaire, etc.
En effet, face à une situation de plus en plus critique, les prises de conscience et les actions se multiplient. Certains multiplient des alternatives, d’autres misent sur le changement de système, d’autres enfin sur la révolution des consciences et le bien vivre.
Ces 3 dimensions sont nécessaires et complémentaires. Pour mettre en synergie la multiplicité des actions, il faut approfondir leur fondement commun, préciser ce que l’on entend par transition, par alternatives, et organiser la convergence des actions, seule à même de parvenir à un changement de système.
La synthèse de cette réflexion, qu’on trouvera ci-dessous, prend aujourd’hui encore plus d’actualité dans le contexte d’une radicalisation du système néolibéral et de la nécessité de repenser la totalité du cadre politique, économique et éthique de l’action collective.
Ces questions seront débattues mardi 5 juillet aux Rencontres du CAC à Rennes. Il nous a donc semblé utile de vous transmettre ces réflexions pour vous inciter à participer au débat. Il est encore temps de s’y inscrire pour y participer.
Didier Minot
LE TEXTE EN PDF ICI
Une situation inacceptable et mortifère
Le monde est aujourd’hui dominé par des puissances économiques et financières pour lesquelles l’obtention d’un profit privé par tous les moyens est devenue l’objectif principal et la mesure de tout succès. L’Europe, la plupart des États et des collectivités publiques se sont progressivement soumis à cette logique et adoptent une construction juridique dans laquelle le droit de la concurrence prime sur les droits fondamentaux. La stimulation de la consommation sans limite est liée à une philosophie qui continue de penser que les ressources sur terre sont illimitées, que le pouvoir de chacun est également sans autre limite que des rapports de forces ou de propriété, que chacun est à lui-même sa propre référence. Tous ces éléments sont aujourd’hui en interaction et se renforcent l’un l’autre. En ce sens, ils constituent bien un système.
L’aggravation de la crise climatique et écologique ajoute cependant une dimension supplémentaire. Elle fait courir à brève échéance un risque mortel à l’ensemble de l’humanité et de la planète. L’absence de décisions réelles conduit un basculement incontrôlable et irréversible, qui peut conduire à la disparition de l’humanité d’ici 2 ou 3 générations. Mais pour rendre la terre, notre maison commune, habitable par tous ses habitants, on ne peut pas préserver l’environnement sans réduire les inégalités, abandonner la logique de croissance et d’accumulation qui domine aujourd’hui le monde, respecter les droits fondamentaux et la diversité des cultures, restaurer une éthique dans la conduite des affaires publiques et plus de démocratie participative, promouvoir d’autres raisons d’agir et de vivre ensemble. Tout est lié.
De multiples formes d’action, nécessaires et complémentaires
Face à cette situation, les prises de conscience et les actions se multiplient aujourd’hui. Mais chaque organisation a son prisme d’entrée, avec des stratégies différentes : certains multiplient les actions porteuses d’alternatives sur le terrain, espérant que la dynamique ainsi créée pourra déstabiliser l’hégémonie du système actuel. D’autres mettent en avant la nécessité de repenser la totalité des processus politiques et économiques. D’autres encore opèrent un changement personnel dans leur mode de vie, de production et de consommation, estimant qu’il convient d’abord de s’émanciper du consumérisme et du chacun pour soi, retrouver la richesse des relations et le sens de l’action collective, et aller vers un bien vivre. Pour certains il est important de dénoncer et critiquer ce qui va mal. Pour d’autres, il est plus opérant de proposer des solutions positives. Ces différentes formes de lutte et d’action sont toutes également nécessaires et doivent s’articuler. Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique, sociale, démocratique et culturelle qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle, réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels, mais aussi les forces humaines de sensibilité, d’intelligence et de désir, autour de principes et valeurs convergents.
La multiplication des alternatives
Des centaines de milliers d’actions porteuses d’alternatives
Des centaines de milliers d’actions sont menées dans de nombreux domaines par des citoyens associés pour restaurer le lien social et la solidarité, défendre les droits fondamentaux, développer d’autres relations humaines, lutter contre le dérèglement climatique et amorcer la transition écologique, développer des logiques de coopération et de participation citoyenne, favoriser l’épanouissement des personnes et la vie commune. A elles toutes, ces actions dessinent les contours d’un monde plus juste, plus solidaire et plus écologique. Elles portent en elles la possibilité d’une transformation profonde de nos valeurs et de nos sociétés.
Le mouvement des Communs, en particulier, vise à récupérer et mettre en commun les biens de l’humanité et de la planète, présents et à venir. Il rappelle qu’il existe dans de nombreux domaines des biens d’usage commun à tous les êtres humains, et à la nature elle-même, qui ne peuvent en aucun cas être privatisées ou considérés comme des marchandises, comme l’eau et les fleuves, la terre, les semences, la connaissance, la science, les forêts, les mers, le vent, les monnaies, la communication et les intercommunications, la culture, la musique et les autres arts, les technologies ouvertes et le logiciel libre, les services publics d’éducation, de santé ou d’assainissement, la biodiversité, les connaissances ancestrales, etc. La question de la propriété est au cœur de la construction des alternatives, et s’oppose au mouvement séculaire de transformation des choses et des humains en marchandises.
Ces actions s’opposent point par point à celles des entrepreneurs sociaux qui captent les valeurs humanistes pour promouvoir un capitalisme échevelé. Utilisant le vocabulaire environnemental et social, ils mêlent un affichage de gratuité et la construction d’un business lucratif. Ils prétendent parler au nom de tous alors qu’ils sont issus des classes moyennes supérieures, super diplômés, imbus de leur supériorité, avec un discours de fausse transformation sociale sans solidarité avec le territoire et sans perspective d’ensemble.
Quelques critères
Il est nécessaire de clarifier les bases sur lesquels reposent les actions porteuses d’alternatives. Plusieurs critères peuvent être mis en avant :
– l’objectif du bien commun et d’une société solidaire et juste ;
– la confiance dans la construction et l’intelligence collectives ;
– l’accessibilité de tous à ces actions, et non la sélection des meilleurs ;
– l’ancrage territorial et la solidarité avec le territoire, qui s’opposent au nomadisme et au zapping ;
– une approche globale, personnelle et collective, intégrant les dimensions sociale, culturelle, démocratique et écologique, et non une vision centrée uniquement sur l’économique et l’individuel.
La nécessaire solidarité avec le territoire
Ces préoccupations sont partagées par de nombreuses collectivités citoyennes, qui essayent également de construire des actions porteuses d’alternatives. Face à la tentation d’ignorer le politique pour se contenter de construire des alternatives de terrain, il est important de prendre conscience de la nécessité de déboucher, comme cela s’est passé notamment en Espagne, sur une co-construction de solutions qui impliquent nécessairement une organisation publique. Mais inversement, la construction d’une dynamique territoriale repose sur la mise en synergie des initiatives citoyennes. Les actions porteuses d’alternatives trouvent leur sens dans la solidarité avec le territoire. C’est au niveau local qu’on peut créer des synergies, promouvoir une certaine idée de la vie en commun. Ce n’est pas parce que les élus pervertissent le politique qu’il faut rejeter ce dernier. On ne construit pas une société sans une organisation publique forte.
Mais cette synergie n’est pas toujours possible, car toutes les collectivités ne sont pas citoyennes. Dans tous les cas, les promoteurs d’alternatives doivent s’organiser pour se soutenir mutuellement, se libérer et agir ensemble, afin de peser dans l’inévitable rapport de forces qui les opposent aux institutions.
Changer de système économique, politique et institutionnel
Pour construire des solutions qui rendent habitable pour tous la maison commune, il faut changer le cœur du système actuel[1]. Il faut construire un autre système, économique, politique et institutionnel, qui repose sur l’intérêt général, les droits humains, la démocratie et l’engagement citoyen. Il est nécessaire pour cela de repenser la totalité des processus, car les demi-mesures ne font que retarder un peu les catastrophes.
Sobriété, décroissance : un nouveau modèle de développement
Comme le montre Jean Gadrey, il est nécessaire d’économiser fortement toutes les ressources, de réduire les transports polluants, de préférer des villes denses, de mener la bataille de la décarbonation, c’est-à-dire de mener une course opposée à la folle course actuelle à la productivité et à la croissance. Certains proposent le concept de sobriété, d’autres parlent de la décroissance et d’autres encore d’une nouvelle définition de la richesse. Pour faire converger le sens des mots, il faut en définir le contenu.
Une société post croissance n’est pas seulement une nécessité. Elle correspond à une perspective désirable et crédible de progrès social et de développement humain. Avec une profonde réorientation (qui n’a rien à voir avec un retour en arrière) on peut vivre bien et vivre mieux dans le respect des limites que nous imposent la nature et la solidarité humaine. Un nouveau modèle de développement, ce sont aussi de nouvelles filières, de nouvelles recherches, de nouveaux savoirs, ce sont de nouvelles priorités données à l’éducation, la culture, la santé publique, à l’aménagement du territoire, aux sciences, à la vie associative locale… D’autres instruments existent ou sont en passe d’être inventés. Loin de conduire à la réduction de l’emploi et de la richesse, une telle trajectoire peut conduire à la production de valeur ajoutée et au plein emploi, car on aura besoin de beaucoup de bras et de têtes pour réussir la grande bifurcation qui s’impose. Il est possible d’organiser un partage juste et équitable des richesses et du travail, au-delà de leur simple dimension marchande.
Un seul monde
La mondialisation de l’économie, rendue possible par les révolutions du numérique et des transports, a permis aux forces économiques et financières de s’affranchir du compromis social et du contrôle des États qui s’était instauré pendant les trois premiers quarts du XXe siècle. Aujourd’hui, il n’y a pas de solutions au niveau d’un seul pays pour résoudre les problèmes qui déterminent l’avenir du monde. Dans les conditions actuelles d’évolution de la société mondiale, où de plus en plus de personnes sont marginalisées et privées des droits humains fondamentaux, le bien commun est un appel à la solidarité, avec une priorité pour les plus pauvres, tous ceux qui sont rejetés aujourd’hui par un système qui les considère comme inutiles. Il faut à la fois penser le droit des générations futures et le droit des opprimés d’aujourd’hui.
Dans ce contexte, le renforcement des institutions internationales est indispensable. Celles-ci doivent être rendues plus fortes et efficacement organisées, avec des autorités désignées équitablement et en accord entre les gouvernements nationaux. Elles doivent être autonomes et dotées de pouvoir de sanctions pour imposer l’application des droits fondamentaux. Chaque pays, notamment parmi les plus faibles, doit se voir reconnaître le droit de développer sa propre économie et de préserver sa société, y compris sur le plan social et culturel, de pouvoir développer sa propre économie en limitant les importations à bas prix. Le libre-échange généralisé, organisé par et pour les puissances dominantes, est incompatible avec un monde soutenable.
Repenser la totalité des processus politiques
La sphère politique a été progressivement subvertie et corrompue par la puissance de la sphère économique. Au niveau européen les lobbies font la loi. Au niveau national la confusion devient totale entre les intérêts privés et l’intérêt général. La sphère politique est responsable de son propre discrédit. Or, quand l’État ne joue pas son rôle, certains groupes économiques se déclarent bienfaiteurs de la collectivité et s’approprient le pouvoir réel. Ils se sentent autorisés à ne pas respecter les règles, notamment au niveau fiscal ou environnemental. La corruption se banalise, jusqu’à donner lieu à des formes de criminalité organisée, de narcotrafics ou de violences, très difficiles à éradiquer. Il ne suffit donc pas de modifier quelques règles ou de pratiquer la politique du juste milieu. Le changement réel exige de repenser la totalité des processus, en mettant l’économie et le politique au même niveau et au service du bien commun, avec la participation des citoyens.
La Déclaration universelle des Droits de l’homme et les valeurs républicaines de liberté, égalité, fraternité et laïcité doivent être mises au centre d’une nouvelle construction politique de nos institutions nationales, des institutions européennes et des institutions internationales. À chacun des niveaux, il est nécessaire de rétablir la hiérarchie des normes, en redonnant la primauté à l’intérêt général et au bien commun par rapport au droit de la concurrence, notamment en ce qui concerne le droit européen et les traités internationaux.
Mais, au-delà du droit, le rôle de la puissance publique est également de préparer l’avenir à long terme : garantir l’égalité et la sécurité, organiser la transition et l’imposer aux puissances économiques et financières, promouvoir des logiques de paix et de solidarité, utiliser l’impôt dans le cadre d’un contrat social qui garantit aux citoyens l’accès aux services publics, à l’éducation, à la santé, à l’habitat, à la culture, c’est-à-dire qui rende effectifs les droits fondamentaux. Cette vision du rôle de l’État s’oppose presque point par point à l’immédiateté politique qui prévaut actuellement, soutenue par des populations rendues consuméristes par les médias et la publicité.
D’autres raisons de vivre et d’agir
La bataille des idées et des représentations est essentielle. La transition culturelle constitue un préalable au changement du modèle économique. Or, à travers l’indignation soulevée par l’évolution du monde, il est possible de déconstruire l’idéologie dominante et de construire une culture de la transition.
À travers les alternatives, d’autres raisons de vivre et d’agir
A travers la multiplication des actions porteuses d’alternatives et l’idée de transition, ce sont d’autres raisons de vivre et d’agir qui apparaissent. Des centaines de milliers d’actions menées sur le terrain font déjà vivre une autre logique : d’autres rapports de propriété, d’autres formes de solidarité, une réorientation des échanges marchands vers d’autres formes de progrès et de développement en lien avec la sobriété, la décroissance et un autre rapport au travail. La lecture transversale de ces actions permet d’expliciter le sens dont elles sont porteuses en termes de relations humaines.
Ce que nous impose la société de profit | Ce que nous faisons déjà, ce que nous devons conquérir |
Au niveau de l’organisation collective | |
Irresponsabilité (après moi le déluge), aveuglement volontaire sur les multiples menaces de la planète | Lucidité, responsabilité vis-à-vis des populations actuelles, des générations futures et de la planète |
Énormes inégalités, accumulation sans fin du capital par quelques dizaines d’individus au niveau mondial | Partage des richesses du local au mondial, économie sociale et solidaire (en redonnant de la force à ces mots) |
Guerres, manipulation des peuples, écrasement des minorités, cynisme des grandes puissances et des multinationales (source de violence et de fondamentalisme) | Respect des peuples, culture de la paix, restauration d’un ordre international disposant de pouvoir de sanction |
Productivisme, exploitation des humains et de la nature, culture du déchet et du rejet | Gestion commune des biens communs de l’humanité dans le respect des équilibres écologiques |
Corruption, fraude fiscale, mensonge public | Éthique, honnêteté, respect de la parole donnée |
Technocratie (gouvernement des technocrates), vision du monde réduite à des normes [managérialisme] | Démocratie, participation citoyenne, conduite partagée des projets, coopération |
Incapacité à maîtriser le dérèglement climatique écologique. Progrès aveugles de la science et de la technologie mise au service d’intérêts particuliers | Maîtrise des évolutions technologiques pour les considérer comme des biens communs et les orienter vers la réponse aux besoins de l’humanité |
Atteintes aux libertés publiques, surveillance généralisée, marchandisation de la vie privée | Respect de la vie privée, intimité, confidentialité, laïcité |
Au niveau personnel et interpersonnel | |
Consumérisme (attisé par la publicité) | Remise en cause des « besoins », frugalité heureuse |
Conditionnement, formatage, manipulation des consciences, publicité intrusive, colonisation de notre imaginaire | Éducation émancipatrice, éducation populaire, culture du débat, échanges d’idées, liberté d’expression, de lecture et de pensée |
Exclusion, expulsion, rejet de l’autre | Dignité, solidarité, accueil de l’autre, fraternité universelle |
Individualisme (chacun est à lui-même sa propre fin), intérêt individuel, atomisation des individus | Relation [reliance], coopération, fraternité, fête |
Réduction de tous les actes humains à l’intérêt individuel | Solidarité, bien commun, désintéressement, gratuité, don, intérêt général |
Imposition d’une sous-culture uniformisée, orientée vers la consommation, la violence et le sexe, et appauvrissement des relations | Authenticité, créativité, expression artistique, richesse des relations humaines. Équilibre entre identité et ouverture, entre culture propre et métissage |
Aliénation du temps, instantanéité, rapidité | Redécouverte du temps long, du temps de vivre, du temps de penser et d’aimer |
Lutte de tous contre tous, violence, agressivité, domination des plus forts, mépris | Respect, dignité humaine, non-violence, coopération, fraternité |
Exigences d’implication personnelle de quelques-uns dans un travail déshumanisé, rejet des autres (lié à la révolution de l’information) | Partage du travail, nouvelle forme d’emplois et d’économie sociale, solidaire et circulaire, développement des activités libres |
Mal être, désespérance, mal vivre | Épanouissement personnel, émerveillement devant la richesse du monde et des relations, espérance collective |
Ces solutions alternatives ne sont pas des solutions tristes, mais des solutions joyeuses. Au cœur de situations parfois difficiles, la solidarité et la réciprocité permettent souvent de vivre de riches expériences humaines.
Les contradictions des classes moyennes
Alors que nous sommes révoltés et indignés par la situation, notre action reste inefficace, sans doute parce que la position de la plupart d’entre nous, notamment issus des classes moyennes, est ambiguë. Avec l’internationalisation de l’économie, nous sommes à la fois opprimés et oppresseurs, dominés et dominants. Pour une part, nous pâtissons du système : le contrat social est remis en cause, nous sommes dans une insécurité croissante. Mais au niveau mondial nous profitons des achats de produits fabriqués à bas prix par un prolétariat qui se développe ailleurs. Le système dominant est également présent dans nos modes de vies, nos habitudes, nos préférences et nos choix, qui ne sont libres qu’en apparence.
Paulo Freire analyse la situation de l’opprimé comme celle d’un être double : il accueille en lui l’oppresseur, du fait de sa situation. Il est fortement attiré par la personne de l’oppresseur et son mode de vie, fait sienne sa vision du monde. Comment nous libérer de cette aliénation ? Il ne s’agit pas d’inverser la situation d’oppression, mais de la dépasser par le dialogue. Cette émancipation est possible dans la durée. Le travail éducatif doit partir de la réalité vécue et mener chacun, progressivement, à une analyse et à un engagement personnel.
Transformation personnelle et recherche de cohérence
Pour discerner la portée transformatrice des actions menées, un changement de regard est nécessaire. En effet, les médias et la situation globale empêchent les citoyens actifs de voir le versant positif des actions que nous menons et les conduisent au fatalisme. Beaucoup de citoyens ne sont pas conscients de la portée globale des actions qu’ils réalisent, ni de la valeur humaine de la vie qu’ils mènent. La question de la cohérence des conduites et des modes de fonctionnement doit être posée en permanence par les militants et les organisations. Les pratiques du monde politique sont parfois à l’opposé des principes affichés, mais ces contradictions restent implicites, ce qui maintient la possibilité d’un fonctionnement aberrant du système. D’où l’importance d’expliciter, pour soi-même et collectivement.
Le nécessaire retour à l’éthique
Quand pour les instances dominantes de la société et les médias, le profit et le chacun pour soi deviennent les références uniques, cela se traduit par une généralisation de la corruption et du mensonge, si l’on définit la corruption comme une action d’intérêt général détournée au profit d’intérêts particuliers et le mensonge comme primauté de la communication sur la vérité. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait vénalité pour qu’il y ait corruption.
La manipulation de l’opinion publique est une forme de mensonge. De ce point de vue, nos institutions nationales et européennes sont en grande partie corrompues. La corruption et le mensonge ruinent la démocratie. De même, la technique et la recherche publique ne peuvent plus être séparées de l’éthique ni des choix démocratiques, car elles ne sont pas capables d’autolimiter son pouvoir.
Ce nécessaire retour à l’éthique constitue une véritable révolution.
Faire converger les actions et les luttes
Les obstacles à la convergence des luttes
Les actions menées sont le résultat de plusieurs types d’indignations face à une situation injuste et à bien des égards injustifiable. Mais ces indignations sont différentes selon les individus et les groupes sociaux. Les critiques sont essentiellement de cinq ordres, si toutes liées au capitalisme :
– il est irresponsable et sans conscience, incapable de surmonter ses propres contradictions et d’utiliser à bon escient les innovations technologiques. Il met en danger l’avenir de l’humanité et de la planète ;
– il est source d’oppression car il s’oppose à la liberté, à l’autonomie des êtres humains ;
– il est source de désenchantement, d’aliénation et d’inauthenticité des objets, des personnes, des sentiments, des modes de vie, car il impose des modes de vie standardisés ;
– il est source de misère, d’inégalités et d’exclusion en générant des inégalités sans précédent ;
– il est source d’opportunisme, d’égoïsme, de mensonges, de corruption, en favorisant le seul intérêt individuel. Il détruit les liens sociaux et les solidarités communautaires, développe la violence et multiplie les guerres.
L’une des difficultés de la convergence des luttes est qu’il est difficile de tenir ensemble ces différents motifs d’indignation et de les intégrer dans un cadre cohérent. Si bien que la plupart des mouvements privilégient un axe, parfois au détriment des autres, en développant une argumentation spécifique. C’est pourquoi un effort commun de décloisonnement et d’approfondissement de nos raisons d’agir est nécessaire, pour une meilleure connaissance de la nature profonde du capitalisme. Cela contribuera à rendre visible en quoi ces différents éléments sont interconnectés et interagissent en permanence.
Expliciter la vision commune et les principes communs
Pour cela il est indispensable d’échanger entre les diverses organisations pour construire, développer et partager un langage et un regard communs, afin d’expliciter quelle vision commune de la société sous-tendent les diverses alternatives proposées. La construction d’un tel récit, formalisant un imaginaire commun et spécifique, est la base qui permet d’avancer ensemble vers la transition.
Mutualiser les informations, les événements, les actions et la réflexion
Alors que les pratiques politiques et syndicales multiplient les chapelles et les approches cloisonnées, il est nécessaire de faire converger des luttes venant de sensibilités diverses. Pour cela, il est nécessaire de s’informer mutuellement sur ce que fait chacun, de créer des lieux de débat et de mutualiser les informations, les données, les actions, afin de construire une base commune solide, cohérente et complète. La mise en place de plates-formes communes, la communication et la mobilisation sont des outils essentiels pour créer et développer un rapport de forces. Les événements fournissent de nombreuses occasions d’agir en commun, qu’il s’agisse de ceux que l’on subit ou de ceux que l’on crée.
Une utilisation alternative du numérique
Le numérique est à la fois un outil de domination à l’échelle mondiale, porteur de graves menaces, et un outil de démultiplication d’alternatives. Il permet de diffuser rapidement des conceptions nouvelles et des exemples d’innovation, et de rendre visible la multiplicité des actions porteuses d’alternatives. Le numérique permet également de passer de décisions descendantes à des prises de décisions collégiales, des consultations à distance. Il est, enfin, un bel exemple de la culture du « libre », avec l’open source, et des bienfaits de la coopération pour créer de nouveaux outils co-construits et partagés.
Transition éducative et sensibilisation du plus grand nombre
Pour multiplier les alternatives et préparer la transition, il est nécessaire de mettre en mouvement beaucoup plus de citoyens qu’il y en a actuellement. Un gros travail d’éducation citoyenne est nécessaire, notamment auprès des personnes qui ne sont pas les plus sensibilisées aux questions de société. La culture, l’éducation populaire, le sport et la participation sont les différentes dimensions d’une même démarche d’émancipation et d’épanouissement des potentialités. Ce sont des armes redoutables pour reconquérir la liberté. La dimension artistique est presque toujours présente dans les actions communes, y compris au sein des initiatives émancipatrices organisées par les plus démunis. La première étape est d’agir par soi-même, de faire un premier pas en s’appuyant sur ses propres forces. Certains mouvements font un travail fondamental dans ce sens pour engager progressivement, à partir des pratiques, une réflexion individuelle et collective sur la portée globale des actions menées, la logique de système et les enjeux du monde, en désarmant la peur et en élargissant le champ des possibles. Le succès du film Demain va dans ce sens.
[1] Nous en restons ici au principe de base, sans aborder le contenu des changements institutionnels (nouvelle constitution, limitation des mandats, etc), ni le détail des différentes politiques nécessaires (en matière de production, d’échanges, d’urbanisme, etc.)