Quel statut pour les services sociaux en Europe ?
En l’état du droit communautaire, les services sociaux sont considérés comme des entreprises exerçant une activité économique sur un marché dans lequel, pour ne pas fausser la concurrence, les aides d’État sont interdites, sauf dérogations complexes fondées sur l’intérêt général. La libéralisation de toutes les activités, dont celles des services, se réalise en réalité depuis 1957 par différents instruments juridiques, confortés par l’accord général sur le commerce des services de l’OMC. Cette norme néolibérale pèse sur l’organisation et les pratiques sociales, ouvrant plus encore la porte à leur chalandisation1, préparant leur marchandisation. Elle affecte ainsi la signification de l’intérêt général à destination des ayants droit et engloutit le contrat social-démocrate, notamment les valeurs du service public et de la coopération entre partenaires.
Toutefois, le corpus juridique et la doctrine présentent des contradictions
Sa contingence résulte d’abord de sa dépendance à l’égard de l’économie libérale et de sa variante l’ordo-libéralisme au fondement de la construction européenne2 mais aussi d’un régime de compromis permanent entre projets nationaux et entre formations politiques.
Les services réalisent 70 % du PIB des États membres (dont 9 % pour les services sociaux et de santé) et leur marge de progression est un objectif principal des politiques européennes. C’est dans la stratégie de Lisbonne pour une croissance intelligente, durable et inclusive3 que s’inscrit la directive relative aux services dans le marché intérieur de décembre 2006, dite directive Services. Dans le détail, les différentes définitions demeurent très vagues. Ainsi, les services d’intérêt général (SIG) sont des services, économiques ou non, que les pouvoirs publics considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent, pour cette raison, à des obligations spécifiques de service public. Les services d’intérêt économique général (SIEG) sont des services de nature économique mandatés pour accomplir des obligations de service public. Les services sociaux d’intérêt général (SSIG) sont déterminés selon deux grands groupes : d’une part, les régimes légaux et les régimes complémentaires de protection sociale et, d’autre part, les autres services prestés à la personne, les prestations étant considérées comme des activités économiques. Enfin, les services non-économiques d’intérêt général (SNEIG) sont ceux accomplis sans contrepartie économique, par l’État ou pour le compte de l’État, dans le cadre de ses missions. Cette absence de contrepartie économique ne peut s’apprécier qu’au cas par cas par la Commission, sans doctrine générale.
Trois questions essentielles restent néanmoins en débat : le caractère non lucratif, l’objectif d’intérêt général, les modalités de mises en œuvre (mandatements)
Rappelons d’abord que si la problématique des SSIG a une portée européenne, on ne peut effacer les spécificités nationales. D’autant que les politiques sociales sont souvent des compétences partagées, et que leurs mises en œuvre, financements et contrôles restent du ressort de chaque État en vertu du principe de subsidiarité4 . A fortiori en France, où le caractère social de la République a valeur constitutionnelle depuis l’article premier de la Constitution : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
En matière de non-lucrativité, les classifications des activités économiques produites par l’ONU ne font pas de distinction entre les activités marchandes ou non, tout en affirmant l’importance de cette distinction ! Inversement, pour l’OMC, les services sociaux peuvent ne pas être concernés, s’ils ne sont pas fournis sur une base commerciale, ni ne sont en concurrence avec d’autres fournisseurs. Ainsi, les activités de sécurité sociale, les services publics de santé et d’éducation. Le critère d’absence de but lucratif est ici associé à celui du mandatement.
Au niveau communautaire, la Cour européenne a jugé, par deux arrêts au moins, que toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné constitue une activité économique. D’où la qualification de services d’intérêt économique général. Pour autant, la Cour de justice a admis qu’il peut être justifié de soumettre un prestataire à l’exigence de ne pas poursuivre de but lucratif. La directive Services, quant à elle, précise que dans la mesure où le service est toujours essentiellement financé par des fonds publics, ces activités exercées par l’État ou pour le compte de l’État, dans le cadre de ses missions dans les domaines social, culturel, éducatif et judiciaire, n’entrent pas dans son champ d’application. Outre les services de soins de santé, elle exclut même explicitement les services sociaux relatifs au logement social, à l’aide à l’enfance et à l’aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoin qui sont assurés par l’État, par des prestataires mandatés par l’État ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l’État. Finalement, pour la Commission, les services sociaux sont seulement destinés aux plus défavorisés.
Quant à l’intérêt général, c’est est un élément juridique et politique de tout premier plan. Sa détermination est de la seule compétence des États membres, à condition qu’il ne soit pas porté atteinte aux règles communautaires. C’est aussi le critère principal de mise en œuvre de la subsidiarité sur un terrain politiquement mouvant, aux risques de requalifications voire de sanctions.
Enfin, peu utilisé en droit français, le terme de mandatement a fait irruption en raison des obligations découlant du respect des règles européennes mais aussi de l’usage excessif de la procédure des marchés publics, avec cahier des charges.
Le caractère injonctif de toutes ces règles et les obligations d’applications ont suscité inquiétudes et hostilités, notamment au moment de la transposition de la directive dans le droit interne. La France, par différence avec les autres pays, a instillé ces normes, secteur par secteur, malgré deux propositions de loi socialistes à l’Assemblée nationale et au Sénat. Puis le gouvernement Fillon a signé en janvier 2010 une circulaire relative aux relations entre les pouvoirs publics et les associations, après la conférence de la vie associative de décembre 2009. En guise de clarification du cadre juridique, elle a annoncé le maintien du financement par subventions moyennant la signature de conventions pluriannuelles d’objectifs et prétend que l’exercice d’un mandat d’intérêt général et l’exigence de compensation proportionnée ne limitent pas la liberté d’initiative des associations. Différents mouvements ne l’ont pas du tout compris ainsi, qui y ont vu au contraire un contrôle renforcé des initiatives citoyennes.
Les effets négatifs sur l’action sociale sont nombreux, avec des corrections possibles
Au niveau juridique, malgré les pressions et le lobbying, le Conseil et la Commission restent donc sur leurs positions, envisageant éventuellement quelques concessions marginales, sans s’engager davantage au plan doctrinal.
Au plan institutionnel et financier, les opérateurs craignent à juste titre de passer d’une logique de partenariat entre pouvoirs publics et associations à une logique de prestataires de services, en application de cahiers des charges contraignants en vue d’exécuter des missions préalablement déterminées, loin des problématiques singulières rencontrées sur le terrain, nécessitant souplesse et rapidité des réponses techniques, détection des nouveaux besoins et proposition des solutions inventives. Sans oublier les risques de dissolution/absorption des petites associations, pourtant les mieux adaptées dans de nombreux cas.
Sur le plan financier, les réductions de moyens, leur non pérennité et les complexités d’allocation génèrent une insécurité pour l’exercice des missions et pour l’emploi. Le moins disant financier dans les appels d’offres suscite beaucoup d’inquiétude, la concurrence risquant notamment de créer du dumping. Ce point appelle une autre économie politique.
Au niveau clinique, enfin, l’introduction de la sélection des clientèles les plus solvables, la baisse des moyens en personnels, l’affaiblissement du travail interdisciplinaire, la réduction des durées d’intervention, l’augmentation du nombre des cas suivis, le recul de l’écoute attentive et patiente, doublés d’une concurrence interinstitutionnelle exacerbée sur le marché des prestations, nuisent à la qualité des services rendus dans l’intérêt général.
Conclusion
Ce détournement de la finalité sociale par des opportunités lucratives ne peut qu’engendrer une régression de la solidarité nationale et une rétraction du contrat républicain. D’une ardente obligation, le social s’en trouve réduit à l’état de produit sur un marché concurrentiel, les bénéficiaires ne sont plus considérés comme les ayants droit d’un régime égalitaire et les citoyens les moins fortunés devront se contenter d’un service minimum, au moindre coût.
Les SSIG sont des services spécifiques garantissant l’effectivité des droits fondamentaux. Il faut continuer d’exiger leur (re)classement dans les services non économiques d’intérêt général (SNEIG), autrement dit dans la sphère non marchande. Ce (re)classement aurait au moins trois conséquences principales :
- Les placer hors de la compétence communautaire.
- Décourager les opérateurs marchands d’investir un champ peu productif de réels profits financiers.
- Restituer à l’économie sociale sa vocation majeure et noble d’instrument d’inclusion et de cohésion sociale.
C’est évidemment affaire de volonté politique.
- M. Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, La Découverte, Paris, 2010 (1ère éd. 2007) [↩]
- Ordolibéralisme : théorie prônant la liberté économique, faisant confiance aux initiatives individuelles et aux mécanismes du marché et s’opposant à toutes les formes de socialisme et de dirigisme. V. le Blog de P.Bilger, L’école de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché. [↩]
- V. § 3.1, Un marché unique pour le XXIe siècle, COM (2010) 2020, Communication de la Commission, pp. 21-22. [↩]
- Ce principe est une clé de voûte de l’édification européenne. Trouvant ses origines dans la doctrine sociale de l’Église, imposé par les négociateurs allemands lors de l’élaboration des traités de Rome, il est défini dans l’article 5 -1-2 du traité CE : « la communauté agit dans la limite des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la communauté n’intervient […] que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc […] être mieux réalisés au niveau communautaire ». [↩]
Par Michel Chauvière
Directeur de recherche au CNRS,
Membre du CERSA (Université Paris 2).