Les bénéfices (toujours pas) net des Contrats à Impact Social
En réponse à un article du Monde en date du 7 mars 2019 intitulé « financer l’action sociale avec des fonds privés : les débuts laborieux des « contrats à impact social », le CAC prend la plume pour rédiger dans cette réponse signé Eric Denoyelle une analyse actualisée de ce type de contrat :
Les bénéfices pas nets des Contrats à Impact Social
Ce nouveau dispositif introduit depuis peu dans le secteur de l’Action Social offre la possibilité à des investisseurs de spéculer sur des actions destinées aux plus fragiles au sein de la société, ce qui ne manque pas d’interroger à maints niveaux :
Le 7 mars dernier, Christophe Itier, Haut-Commissaire à l’Economie Sociale et Solidaire, a annoncé vouloir redonner un second souffle aux Contrats à Impact Social (CIS), un dispositif ouvert en 2016. Sa particularité consiste à créer des Partenariats Privé Public (PPP) dans le secteur de l’Action Sociale, c’est-à-dire que des investisseurs institutionnels ou privés financeraient une action de solidarité et en contrepartie pourraient en tirer des bénéfices.
Comment peut-on se faire de l’argent sur le dos des plus démunis ? Les promoteurs des CIS se défendent de tout amoralisme car, mettent-ils en avant, les bénéfices retirés de l’action financée ne le seraient qu’en fonction des résultats observés sur le terrain. Les CIS ne viendraient pas concurrencer les dispositifs classiques de l’Action Sociale, mais concerneraient des actions particulièrement innovantes avec un système de mesure particulier de leur impact social. Cela justifierait donc la culbute par deux du coût d’un CIS par rapport à des dispositifs financés de manière traditionnelle par des subventions publiques. En effet, au prix de l’action en elle-même d’un CIS se rajouteraient les intérêts versés aux investisseurs, mais aussi le coût des intermédiaires entre les financeurs, l’association support de l’action et les pouvoirs publics (payeurs in fine), ainsi que le coût de l’évaluation du groupe cible, comme du groupe témoin d’ailleurs, puisqu’il faut bien constituer un groupe ne bénéficiant pas du dispositif pour pouvoir mesurer l’écart avec celui en bénéficiant et calculer le versement des intérêt « au mérite » en fonction de cet écart.
Une absence de caractère innovant
Depuis janvier 2017, et un premier colloque sur ce thème, le Collectif des Associations Citoyennes s’élève contre la pertinence de la création de tels PPP dans le secteur de la Solidarité. Il se rappelle tout d’abord du rapport du sénat concernant les PPP dans le secteur des Travaux Publics et que la Haute Chambre avait qualifiés de véritables « bombes à retardement ». Au-delà même de la multiplication par 2 du financement de ces actions pour la Puissance Publique, le CAC tient à examiner le plus objectivement possible les arguments des thuriféraires des CIS. Du propre discours de ces derniers, 3 conditions apparaissent comme indispensables à leur justification : tout d’abord que l’action soit limitée dans le temps car, s’il serait moral de se faire de l’argent en montant une action sociale, c’est parce que cette action est ciblée et ponctuelle et donc bien moins chère que des dispositifs pérennes et moins innovants ; ensuite il faut que l’étude comparative entre le groupe cible et le groupe témoin puisse se faire sur des bases suffisamment scientifiques, c’est-à-dire avec des critères objectivables ; enfin, et pour le moins, il faut que l’action innovante, au-delà d’une phraséologie très nov’ langue issue du « nouveau monde », se distingue réellement des actions classiques que le Travail Social avait déjà expérimentées et qu’il finance à moitié coût.
Le Monde du 8 mars désignait, dans un article intitulé « les débuts laborieux des Contrats à Impact social » les 3 nouveaux CIS validés récemment par le Haut-Commissariat à l’ESS pour un coût global de 9,7 millions d’euros. L’action de la Cravate Solidaire consiste à prêter un ensemble costume-cravate aux demandeurs d’emploi avant un entretien d’embauche, mais aussi à les coacher. On retiendra que la mesure n’est pas particulièrement innovante : la préparation aux entretiens d’embauche fait toujours parti des stages que propose Pôle Emploi. L’association Wimoov s’adresse aux bénéficiaires du RSA pour les conseiller sur leur stratégie de déplacement pour rejoindre un emploi ou une formation. Le caractère innovant du CIS dont bénéficierait dorénavant Wimoov consisterait à financer un outil numérique pour créer un diagnostic par Internet de la situation du bénéficiaire. C’est sans doute oublier que les bénéficiaires du RSA sont souvent des personnes isolées pour lesquelles la remobilisation dépend surtout d’une présence humaine à leur côté et non d’un logiciel aussi intelligemment soit-il programmé. Enfin, l’association Article Un a pour vocation d’encourager les jeunes ruraux boursiers à « oser choisir » des études longues et difficiles. A bien connaître ces publics on se demande si les freins à leur ambition reposent réellement sur une dimension psychologique – parce qu’ils n’oseraient pas choisir – ou si ce qui les contraint ne consiste pas plutôt en la limitation en montant et en durée des bourses de l’enseignement supérieur, qui n’ont pas ou si peu été revalorisées depuis des années.
On le voit bien, les actions proposées ne possèdent intrinsèquement aucun caractère innovant. Elles ne peuvent être cependant espérées comme innovantes, que parce qu’il existe un véritable recul dans les subventionnement des actions classiques. Faute de moyens financiers conventionnels suffisant, des décideurs politiques et des acteurs de l’action sociale en viennent à souhaiter l’émergence de ces CIS. La seule véritable innovation ne tient pas dans les actions promues par les CIS, mais dans le montage financier en lui-même des CIS. L’innovation est ce mythe sur lequel s’est construit le capitalisme lui-même : par le jeu de la concurrence le capitalisme détruit violemment des emplois et des entreprises pour permettre l’émergence d’autres, mais cette « destruction créatrice » (Joseph Schumpeter que n’hésite pas à citer Emmanuel Macron) se révèlerait finalement positive, puisque les emplois et les entreprises nouvelles seraient plus innovant que ceux laminés. On a bien là dans le cas des CIS une figure du mythe qui consiste à vouloir substituer le financement par subvention par celui par l’investissement, en parant ce dernier par principe et non par démonstration d’attributs innovant.
Le véritable enjeu
Il faut comprendre le changement de paradigme actuel dans le Contrat Social pour mieux saisir les facteurs d’émergence des CIS. Antérieurement, tout au long du 20° siècle dans les pays industrialisés en mesure de fabriquer les produits de consommation de masse dont avaient besoin les populations, il convenait de payer suffisamment les salariés pour qu’ils puissent acquérir ces produits. C’est ce qu’on appelle le compromis fordien (Henry Ford souhaitant que ses employés puissent acheter eux-mêmes les voitures qu’ils produisaient). Bien sûr, ce Contrat Social, qui ne permettait pas la maximalisation des sommes investies par le Capitalisme, reposait aussi sur un système de concurrence idéologique avec le Socialisme, dont il fallait se démarquer des promesses de lendemains radieux en offrant l’accès dès aujourd’hui au consumérisme. De manière corollaire, le compromis fordien s’interdit à l’époque de se faire de l’argent sur les actions envers les miséreux et les invalides et sanctuarisa alors le secteur de la Solidarité de toute marchandisation.
A la chute du mur de Berlin (1989) et des régimes communistes qui s’ensuivirent, le Capitalisme n’avait plus d’adversaire idéologique. Il pouvait alors revenir à l’une de ses tendances les plus profondes, la maximalisation immédiate de ses profits. Fin alors du compromis fordien (abrogation par exemple de l’indexation des salaires sur l’inflation) et glissement de plus en plus fort du capitalisme industriel vers le capitalisme financier et spéculatif. Ce dernier, dopé en plus par la faiblesse des taux d’emprunt, dispose désormais d’une force d’investissement énorme. Face à la faiblesse progressive du pouvoir d’achat des salariés, ce nouveau capitalisme se lance à la recherche effrénée de nouveaux marchés. Pour en trouver, il lorgne désormais sur les domaines auparavant préservés du social, de la culture et de l’humanitaire.
Il reste cependant à trouver la martingale, l’outil financier, qui permettrait de pénétrer ces nouveaux marchés. C’est ainsi qu’émergea bientôt toute une réflexion sur les « titres à impact » (social, culturel, humanitaire) et que quelques expériences furent tentées dans les pays anglo-saxons. Dans le secteur de l’action sociale, ces titres prirent dans ces pays le nom de « Social Impact Bonds » (SIB). La démarche s’institutionnalisa en 2013 quand le G8, alors présidé par David Cameron, décida de promouvoir ces titres dans les pays les plus riches, comme nouveau moyen de financement des secteurs non-marchands. Une taskforce fut réunie sous l’autorité de Sir Ronald Cohen pour coordonner l’application et la généralisation de ces titres dans les pays du G7 et, en France, ce fut Hugues Sibille (alors vice-président du Crédit Coopératif et qui en préside désormais la fondation) qui chapeauta son comité national.
L’argumentation principale d’Hugues Sibille pour justifier l’introduction en France des CIS, c’est que ceux-ci comporteraient plus de garde-fous que les SIB anglo-saxons : un moindre taux d’intérêt (autour de 6 % et non pas de 13 % comme ailleurs) et un refus de la titrisation de ces investissements. Sur ce dernier point, qu’on puisse en douter, car comment des fonds spéculatifs présents dans le tour de table des investisseurs pourront résister longtemps avant de monnayer leurs investissements sous forme de titres échangeables ?
Le diable s’habille en PRAHDA Fin 2016, le ministère de l’Intérieur lance le premier CIS français sous forme d’un appel d’offre pour la création de 5000 places d’accueil d’urgence pour les demandeurs d’asile. Il s’agit du Programme d’Accueil et d’Hébergement des Demandeurs d’Asile (PRAHDA). Un fonds va être créé pour la circonstance : appelé Hémisphère, il est doté de 200 millions d’euros, apporté pour une moitié par la Banque de développement du Conseil de l’Europe et pour l’autre par 6 investisseurs institutionnels : Aviva France, BNP Paribas Cardif, la CDC, CNP Assurance, la MAIF et Pro BTP. Hémisphère achète au groupe Accor 62 vieux hôtels Formule 1 qui vont devenir les nouveaux centres d’accueil des demandeurs d’asile. Il en confie la gestion à l’Adoma (ancienne Sonacotra, qui gérait les foyers de travailleurs immigrés), une société mixte. Hémisphère promet un taux de rémunération fixe de 3,5 % à ses investisseurs, soit à peu près le double de ce que rapporte un prêt immobilier à des particuliers. Mais ce taux augmentera encore, en fonction d’objectifs sociaux suffisamment basiques pour être facilement atteignables. Pour permettre cette rentabilité, Hémisphère et l’Adoma vont rogner au maximum sur le coût des nuitées qui sont payées par l’Etat : c’est ainsi que des familles de 4 personnes vont être entassées à 4 dans 7 m2 ou que les « encadrants sociaux » sont souvent non-diplômés du secteur social et peuvent ne se retrouver qu’à deux pour mettre en place l’accompagnement social et l’accès au droit de plus de 80 hébergés… Au total, guère de travail d’insertion possible dans les Prahda, tant il ne s’agit que de parer à l’urgence avec des moyens ridiculement faibles. Mais les financeurs auront réussi avec ce premier CIS une belle opération spéculative. |
Un manque de rigueur évaluable
Grand sujet aussi d’étonnement pour les observateurs de l’introduction des CIS en France, le caractère précipité de leur introduction et le manque d’évaluation de leur pertinence. Pourtant, c’est sur cet aspect méthodologique et scientifique de l’évaluation que les promoteurs des CIS veulent se démarquer des pratiques de financement antérieures de l’Action Sociale par subventions publiques. Selon ces « modernes », le modèle par subvention antérieur aurait été globalement incapable de justifier de l’impact social de ses actions. Or les laudateurs des CIS semblent manquer eux aussi cruellement d’évaluation de leurs actions. Pourquoi ne disent-ils pas que l’expérience de Peterborough, la prison anglaise qui fit l’objet d’une des premières actions financées sous forme de SIB et centrée sur les questions de récidives des détenus sortant, ne fut jamais conduite jusqu’à son terme et s’avéra donc non évaluable1 ? Pourtant c’est bien ce mythe fondateur qui est souvent évoqué par les partisans des SIB/CIS. Pourquoi avant la phase de généralisation des CIS en France, il fallut une astuce sémantique pour dire que la phase de tests avait été évaluée, non pas parce que les premiers CIS signés en France l’eussent été à la fin de leur action, mais parce que c’est le processus de leur sélection qui l’a été ? Actuellement, alors que le Haut-Commissariat à l’ESS pousse à la roue pour passer à la phase de massification des CIS, aucune expérience préalable n’a encore été conduite jusqu’à son terme et n’a donc pas pu être évaluée. Pourquoi également opposer aux mouvements citoyens désireux d’observer les CIS l’introduction d’un « secret des affaires » dans le champ de la Solidarité pour refuser de communiquer sur les conditions du montage de l’action entre les différents acteurs concernés ?
Ces CIS, coûteux pour la puissance publique, guère innovant par rapport aux pratiques antérieures du secteur de l’Action Sociale, non encore testés, dissimulés par le secret des affaires et conduit au pas de course, n’ont convaincu en France ni l’institut Godin, un think tank de l’ESS, ni le Haut Conseil à la Vie Associative, et à l’extérieur de l’hexagone n’ont pas obtenu davantage la validation de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques. En France, il ne séduit qu’un segment étroit de l’Economie Sociale et Solidaire, celui des Entrepreneurs sociaux, qui rêve d’hybridation entre l’ESS et l’économie marchande. Ils sont réunis notamment au sein du Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (Mouves, dont Christophe Itier fut président). Le Mouves compte également dans ses actuels administrateur son ancien président, Jean-Marc Borello, président de SOS, le tentaculaire groupe d’entrepreneuriat social avec ses 14 000 salariés et ses 350 établissements, et acteur de 2 des 3 projets nouvellement élus présentés par Christophe Itier, puisque l’association Wimoov appartient au groupe SOS et que le fonds Inco présent dans le financement de la Cravate Solidaire, a été fondé au sein du groupe SOS et s’appelait alors Comptoir de l’innovation.
Nous avons donc d’un côté une tendance lourde du capitalisme mondial actuel à promouvoir les SIB par l’intermédiaire des pays les plus riches du monde, afin de pénétrer de nouveaux marchés et de trouver les nouveaux outils pour en tirer des profits. De l’autre, nous avons en France une petite coterie, lié par l’entre-soi et le sens des affaires, qui tente de se placer sur le marché émergent des CIS. Ils ne sont pour l’instant que 6 de ces contrats à avoir bénéficié de l’imprimatur de Haut-Commissariat. Mais ces CIS pourraient aussi séduire des collectivités territoriales, dont les moyens pour subventionner l’Action Sociale ont drastiquement diminué. En faisant l’impasse sur le futur et le moment où la note finale leur sera présentée, ces collectivités pourraient accroître le nombre des CIS. Souhaitons que ces Contrats, coûteux pour la collectivité et n’ayant en rien prouvé leur caractère innovant, passent à la trappe de l’Histoire, juste retenus par Celle-ci à titre anecdotique comme un de ces tâtonnements que le Capitaliste du 21° siècle aura effectué dans sa quête de nouveaux marchés solvables.
Le Collectif des Associations Citoyennes – Eric Denoyelle (Collectif pour une éthique en travail social)
archive.associations-citoyennes.net
1 L’expérience de Peterborough fut interrompu dans son format SIB, mais reprise par la collectivité sous forme classique, et moins onéreuse. L’évaluation finale d’une moindre récidive ne peut donc pas être portée aux bénéfices du financement par investissement.